Un peu de liberté...

La petite vie d'Eva

 

Le réveil sonne et c’est de façon automatisée qu’Eva se lève, se rend à la salle de bain, se douche, s’habille, déjeune, et part travailler. Mais tous ces mouvements mécaniques ne l’empêchent pas de penser et Eva pense beaucoup.

 

Elle pense à ce qui va se passer dans la journée, à quel genre de personne va-t-elle s’affronter,  son travail sympa mais parfois décourageant, à ce qu’elle aimerait dans la vie mais qu’elle ne peut s’offrir. Encore hier elle disait qu’elle allait terminer plus tôt, histoire de pouvoir faire les magasins. Et puis faire les magasins seule c’est nul et Eva n’a pas d’argent. Tout son salaire passe dans l’entretien de son petit appartement et surtout dans celui de sa petite et vieille voiture.

 

Parfois elle se dit que sa vie ordinaire est ennuyante mais qu’après tout, ses collègues aussi avaient une vie ordinaire… mais elles ne semblaient pas s’ennuyer pour autant.

 

Et la voilà partie, à pied puisqu’elle est à 10 min de son travail, le sac en bandoulière, le pas vif et l’envie ailleurs. Elle pensait que travailler près de chez elle présenterait plusieurs avantages : une économie en frais d’essence (vraie), la possibilité de dormir plus (faux), la possibilité de pouvoir se balader en ville après le travail, peut-être sortir un peu avec quelques amis (faux). Eva ne s’est jamais sentie aussi seule que depuis qu’elle a changé d’emploi pour se rapprocher de son deux pièces.

 

Sa journée de travail est aussi mécanisée que le reste de son existence : préparer les dossiers, répondre au téléphone, accueillir les gens. Pas de surprise. Quelques remarques désagréables sur ses compétences à être à ce poste, quelques personnes aimables mais rares.

 

Le soir Eva rentre chez elle, se pose devant la télé ou l’ordinateur, lit un roman, mange, se douche et se couche. Véritable petite vie mécanique aux rouages bien huilés.

 

Un nouveau matin et déjà les mêmes habitudes qui se répètent. Sauf qu’au moment d’enfiler son blouson et de partir, Eva remarque sous la fenêtre du séjour, une petite tâche noire. Que vient faire cette petite imperfection dans l’ordre et la discipline de son appartement blanc comme une chambre d’hôpital ? Intriguée, elle s’approche… ce n’est pas une petite bête, c’est bien une petite tâche, ronde, noire, minuscule. Elle va chercher une éponge dans sa cuisine et revient, déterminée à enlever ce petit défaut. Elle commence à frotter énergiquement mais au lieu de faire partir la tâche, le frottement fait dégager des petites particules noirâtres qui lui piquent les yeux, la font pleurer et tousser. Eva abandonne les yeux larmoyants mais se promet d’y revenir dès ce soir !

 

Toute la journée, la petite tâche lui taraude l’esprit. Elle était presque sûre qu’il s’agissait de moisissure mais ne comprenait toujours pas comment cela a pu arriver dans cet appartement neuf et sain. Déterminée à l’enlever, c’est avec une nouvelle force qu’Eva rentre chez elle, se change, prend une bassine d’eau chaude et tous les produits anti-moisissures ou détergents qui pourraient rendre son mur plus blanc que blanc.

 

Elle frotte, frotte, éternue par la poussière dégagée par cette infâme moisissure, espère qu’elle ne sera pas malade d’avoir respiré ça et continue à frotter énergiquement. Hélas, tous ces efforts sont vains : la tâche est toujours là, toujours aussi ronde, toujours aussi noire mais le pire c’est qu’Eva a l’impression qu’elle a grossi. Idée complètement farfelue. Comment une petite tâche pourrait-elle grossir aussi vite en l’espace d’un quart d’heure ? Aux grands maux les grands moyens, si cette tâche ne disparaît pas avec les plus grands produits d’entretien alors la peinture masquerait cette immonde chose et ferait oublier à Eva que dans son appartement, comme dans sa vie, il y a une petite imperfection.

 

Le lendemain, Eva achète un énorme pot de peinture blanc immaculé, un pinceau et fière de ses acquisitions rentre chez elle pour achever cette moisissure. Entre temps, la tâche avait encore un peu grossi mais Eva était sûre que désormais, elle n’aurait plus à s’en occuper. Un coup de pinceau, plus de tâche, la vie d’Eva reprend son cours.

 

Pourtant, plus rien n’allait vraiment. Sans comprendre pourquoi, Eva ne trouvait plus le sommeil, ne s’intéressait plus à son travail, tournait en rond chez elle. Alors elle se décide à abandonner son poste plus tôt que prévu et part se changer les idées en faisant du lèche-vitrine.

 

Elle marchait le long des magasins, s’arrêtant ça et là pour regarder un vêtement, des chaussures, sans vraiment les regarder, c’était une fois de plus un mécanisme. Elle ne voyait personne, n’avait envie de rien… soudain c’est le choc, la percussion franche de deux inconnus qui ne se voient pas. Eva percute le mur et s’y retient, le jeune homme bascule en avant mais récupère vite son équilibre.

 

Rien d’extraordinaire encore une fois «vous allez bien ? désolé(e) au revoir». Mais parfois il suffit d’un choc pour donner un nouveau sens à sa vie. Eva repart, l’épaule endolorie, le cœur battant fort dans sa poitrine quand le jeune homme la rattrape et lui demande si, pour se faire pardonner de sa maladresse, elle accepterait de boire un verre en tout bien et tout honneur. Sans trop savoir pourquoi, Eva accepte.

 

Le soir en rentrant elle sent une nouvelle essence battre dans ses veines. Son après midi fut fantastique, si peu habituel. Et cette satisfaction toute neuve se voit renforcer par l’absence de la petite tâche. Eva se couche un peu tard avec la sensation d’effleurer le bonheur.

 

Les mois qui s’en suivent ressemblent à cet après-midi. Chaque matin voit une Eva différente se lever et affronter le quotidien : elle est plus souriante, plus optimiste, plus énergique. Elle-même sent qu’elle a envie de nouvelles choses, elle se permet à rire, elle se sent bien avec lui.

 

L’amour transforme tout, transforme les gens. Les rend parfois meilleur mais fait aussi ressortir leur peur, leur souffrance. Et sans qu’elle le sache, Eva est en souffrance. Elle souffre de ce qui lui manque, de ce qu’elle s’est privée et ne pourra récupérer, souffre de ne pas savoir où portent ses pas, de ne pas savoir quoi faire de ses jours. Car l’amour a aussi le défaut de ne combler que le cœur mais pas l’esprit. Pour être entière Eva a besoin de plus, de quoi elle ne le sait pas mais rien ne l’a satisfait, il faut être entier avec elle.

 

Les matins se ternissent et la monotonie reprend ses droits. Eva n’est plus seule mais il ne suffit pas d’être entouré pour ne pas se sentir délaissé. Le fait de ne plus rien contrôler l’effraye et en plus Eva vient de s’apercevoir que la tâche est de nouveau là, plus grande que la dernière fois, dépassant la largeur du coup de pinceau qui la masquait.  Furieuse, elle se promet de lui régler son compte une bonne fois pour toute et dès ce soir !

 

Mais trop de préoccupation embrume la petite Eva et elle oublie le soir de s’occuper de cette monstruosité dans son séjour. Ce n’est que le lendemain qu’elle repasse plusieurs coups de pinceau dessus et tente de passer à autre chose.

 

Eva est amoureuse et comme toutes les amoureuses romantiques elle espère, elle attend, elle entend et comprend, prête à se jeter dans la gueule du loup mais rien de vient, rien ne semble bouger dans cette vie insipide.

 

Chaque jour la tâche grandit et les coups de pinceau d’Eva n’y change rien. Elle a beau s’échiner à la frotter avec divers produits, des derniers issus de la plus grande science aux méthodes de mamie, la tâche grandit comme sa détresse. Finalement, elle abandonne.

 

De toute façon, rien ne va plus. Les disputes sont de plus en plus fréquentes, violentes… quelle décision prendre quand on ne sait pas ce qu’on serait sans cet autre ?! Mais  comment faire quand on ne se satisfait pas…

 

Mais Eva s’accroche, elle est de cette nature. Il y a des jours où son sourire rayonne dans le cœur dans cet homme et des moments où il ne la comprend plus, des instants de passion et des fractions de violence, des mots tendres, certains acérés, paroles acides ou acidulés, il est difficile d’entrer dans la vie ordonnée d’Eva.

 

Plus le temps passe, plus la tâche grandit, étalant sa noirceur, étirant ses bras sur tout le mur, obstruant la fenêtre, plongeant Eva dans l’obscur. Sa poitrine parfois se serre, elle implose à l’intérieur, elle n’est que rage contre elle même.

 

Petit à petit les liens se desserrent et chacun prend un autre chemin en essayant de ne pas se perdre de vu, en essayant de rattraper cet amour perdu. De l’amour ils en ont mais ils sont si jeunes qu’ils ne savent pas s’aimer et au lieu de s’épanouir ils se détruisent. Chaque jour il voit Eva s’enfoncer dans sa détresse et culpabilise de l’y avoir installé sans se rendre compte qu’Eva s’est elle-même enfermée dans ce malheur.

 

Il s’inquiète mais ne fait rien, il ne sait comment l’aider. De son côté Eva refuse les mains tendues, elle se sent incapable de se redresser, incapable d’être redevable. A plusieurs reprises elle lui parle de cette tâche sur son mur, elle est nerveuse, elle est confuse. Et lui qui ne comprend pas, qui ne comprend rien…

 

Un matin, Eva se laisse enserrer, étouffer, elle cherche à oublier…

 

Ce soir, il lui rend visite. Il veut tout recommencer avec elle, il n’y a qu’elle, il ne veut qu’elle, il ne pense qu’à elle.

 

Lorsqu’il arrive, Eva est allongée sur le sol, livide. Immédiatement il compose le numéro des secours, donne les indications nécessaires, fait les gestes d’urgence, tente le tout pour le tout, peu importe le temps et les efforts, il est sûr qu’il arrivera à la rattraper. Il est sûr qu’on ne peut l’empêcher…

 

Quelques minutes plus tard, le médecin déclarera la fatalité.

 

Un monde s’écroule dans le cœur de cet homme assis au milieu de cet appartement bien rangé. Il restera là seul après leur départ. Pour la première fois il regarde vraiment ce qui faisait la vie d’Eva : un blanc immaculé, une perfection ordonnée, un mécanisme bien rodé.

 

Mais nulle part la trace de cette tâche noire…



22/09/2010
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